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Qu’est-ce qu’un numérique « durable, voire qui contribue à réparer le vivant » ?

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Pilule verte
Qu’est-ce qu’un numérique « durable, voire qui contribue à réparer le vivant » ?

Dans le premier épisode d’Écosystème, le fondateur de GreenIT Frédéric Bordage détaille les enjeux environnementaux que pose le numérique.

109 milliards d’euros, tel était le montant des investissements dans l’intelligence artificielle annoncés par Emmanuel Macron en février dernier. En parallèle, le gouvernement indiquait avoir identifié 35 sites industriels où installer de futurs centres de données dédiés à l’IA.

Ce 19 mai, lors du Sommet Choose France, le constructeur Mistral AI et le fonds émirati MGC annonçaient la création d’un complexe d’une puissance d’1,4 gigawatt, équivalente à celle de la centrale nucléaire (EPR) de Flamanville (1,6 GW).

Le même jour, au micro de France Inter, le fondateur du Shift Project Jean-Marc Jancovici lançait : « Quand je vois 109 milliards pour l’IA, alors que pour gérer 10 % du territoire français, l’Office national des forêts a un milliard par an, alors que la forêt est en train de crever, moi ce que je me dis, c’est qu’on n’est peut-être pas en train de gérer les priorités dans le bon ordre. » Et de préciser : « Dans un monde aux ressources finies, que l’on fasse des gadgets à la place des trucs essentiels, ça m’ennuie. »

Le grand écart souligne une interrogation, qui monte à la faveur de l’explosion de l’intelligence artificielle générative comme de la multiplication des crises environnementales : quel est le rôle du numérique dans tout cela ? C’est sur ce sujet que nous allons nous pencher dans les 7 épisodes de la série audio Écosystème.

Dans le premier d’entre eux, disponible ici ou sur votre plateforme d’écoute habituelle, l’informaticien Frédéric Bordage revient sur les 20 ans d’exercice de GreenIT, association précurseur dans la prise en compte de ces questions. « En 2004, se remémore-t-il, on était tous seuls dans le monde. Vraiment, c’était Sancho Panza sur son âne avec sa lance et qui se battait contre des moulins à vent. » Au fil des années, à mesure que le collectif est rejoint par des projets de recherches et diverses autres initiatives, le nom de « Green IT » finit néanmoins par s’imposer pour évoquer certaines dimensions du numérique responsable.

Appliquer le développement durable au numérique

Mais le numérique responsable, qu’est-ce que c’est, au juste ? L’idée, explique Frédéric Bordage, est « d’appliquer la démarche de développement durable au numérique. C’est-à-dire avoir un numérique qui soit le plus respectueux possible du vivant, voire qui contribue à réparer le vivant, tout en sachant que dès lors qu’on fabrique un équipement numérique, on a des impacts environnementaux directs négatifs. On s’intéresse donc autant à la dimension environnementale qu’à la dimension sociale ou sociétale, et même sanitaire. »

Au fil du temps, GreenIT met au point une démarche que Frédéric Bordage qualifie de « slow tech » : « créer des services numériques qui s’appuient sur de la high-tech là où c’est indispensable, mais qui remplace la partie numérique indispensable par de la low tech. » En exemple, il cite le projet KDOG, de l’institut Curie.

« Google a une intelligence artificielle très à la mode, pour détecter des cancers. Mais dans le projet KDog, des chiens parviennent à détecter plus tôt les cancers du sein, et avec moins de faux positifs. Faut-il opposer l’IA de Google et les chiens ? Non, mais quand les chiens savent faire ce que fait l’IA de Google, gardons la puissance de calcul de l’IA de Google pour quelque chose qu’un être humain ou un chien ne sait pas faire, modéliser le climat par exemple. »

Ressources abiotiques, radiations ionisantes, gaz à effets de serre

Avant d’en arriver à ces débats, cela dit, il faut mesurer les impacts environnementaux du numérique. Pour cela, la méthodologie reconnue à l’international consiste en une « Analyse du cycle de vie », qui distingue quatre étapes principales : « quand on fabrique nos engins numériques, nos smartphones, ordinateurs, etc. Ensuite, la distribution, quand l’objet sort d’usine et arrive jusque chez nous. Ensuite, la phase d’utilisation, et puis la quatrième étape : la fin de vie ».

Pour Frédéric Bordage, « c’est essentiel de penser les impacts environnementaux du numérique au travers de ce cycle de vie complet, puisqu’il y a à peu près 16 crises environnementales et sanitaires majeures. » Chacune des étapes permet d’analyser la mesure dans laquelle l’industrie numérique contribue à chacune. En l’espèce, en France, l’expert explique que l’industrie pèse principalement sur :

« l’épuisement de ressources abiotiques, c’est-à-dire des ressources naturelles non renouvelables, les métaux, les minéraux, le fossile. Tout cela est essentiellement lié à la fabrication de nos équipements. Un deuxième impact concerne les radiations ionisantes. C’est lié à l’utilisation : quand on produit de l’électricité dans une centrale nucléaire, on a un potentiel d’émission de radiations ionisantes qui auront un impact sur la santé des êtres humains et des écosystèmes. Et puis on a à peu près 11% des impacts du numérique en France qui sont des émissions de gaz à effet de serre, qui vont contribuer au réchauffement global qui lui-même aura un impact sur le changement des climats locaux. »

Et de souligner que la fabrication des équipements représente à peu près « deux tiers à trois quarts » des impacts environnementaux du numérique, tandis qu’un tiers à un quart concerne leur usage.

« Quand on comprend cette répartition, il est évident que les clés fondamentales pour réduire notre empreinte numérique, c’est fabriquer moins d’équipements, faire en sorte que ce qui existe dure plus longtemps et enfin être plus sobre dans nos usages, c’est-à-dire arbitrer ce qu’on fait avec le numérique qui reste sur terre. »

Junkies du numérique

Une gageure, admet-il, dans la mesure où « vous êtes des accros. Je suis un junkie. Bienvenue à la réunion, non pas des alcooliques, mais du numérique anonyme. »

Pour Frédéric Bordage, prendre la mesure de cette dépendance et réfléchir dès maintenant aux priorisations est essentiel : « Est-ce qu’on souhaite permettre à nos enfants de passer des IRM, de se soigner grâce au numérique, de modéliser le climat grâce au numérique ? Ou est-ce qu’on souhaite augmenter indéfiniment la taille de l’écran qui trône au milieu de notre salon, changer nos smartphones tous les deux ans ? C’est un choix de société que l’on devrait faire. »

Et d’appeler les Français – individus comme régulateurs – à œuvrer pour la réduction du nombre d’équipements numériques et pour l’allongement de la durée de vie de chacun de ces objets. « Un français de plus de 15 ans a aujourd’hui a plus de 15 équipements numériques à sa disposition. C’est pas par foyer, c’est par Français ! » s’exclame-t-il, citant les chiffres de l’ADEME et de l’ARCEP.

Derrière « les smartphones, les ordinateurs portables, les montres connectées, les capteurs quand on va courir, les enceintes connectées, les airpods ou toutes autres oreillettes, la box, les télévisions… », il y a « toute l’infrastructure sous-jacente qu’on ne voit pas en tant qu’utilisateur final, tous les réseaux, tous les centres informatiques ». Ceux-là commencent à arriver dans le débat public, à la faveur de canicules qui rendent les conflits d’usages de l’eau plus évidents. Plus récemment, l’explosion de l’IA joue aussi, alors que ses besoins énergétiques tirent la consommation globale du numérique.

Éco-conception radicale

« Si on n’est pas totalement responsable puisque les GAFAM et autres fournisseurs de services numériques poussent des nouvelles solutions qu’on n’a pas demandées, il faut à la fois qu’on prenne notre responsabilité en tant qu’utilisateur du numérique, mais aussi qu’on encadre, qu’on légifère sur ce qu’on fait avec les dernières réserves de numérique », estime Frédéric Bordage.

Outre sur l’allongement de la durée de vie des équipements, l’informaticien milite pour la promotion de l’écoconception des services numériques du côté des développeurs et constructeurs de services numériques. Celle-ci « consiste à faire en sorte que pour accéder aux services X ou Y, trouver l’horaire d’un train, prendre rendez-vous chez le médecin, derrière, il y ait moins de serveurs dans le data center, qu’on consomme moins de bande passante et qu’on puisse utiliser ces services sur des smartphones ou des ordinateurs vieillissants ».

« Pour des raisons psychologiques, on a encore du mal à le mettre en œuvre parce que les pistes d’éco-conception les plus radicales, les plus efficaces, sont souvent perçues comme un retour à l’âge des cavernes. » Chez GreenIT, pourtant, « on a des retours d’expérience qui montrent que quand on est un peu radical dans l’éco-conception, ça satisfait beaucoup les utilisateurs. »

Frédéric Bordage illustre avec un exemple de circonstance : un service de prévision pluviométrique pour agriculteur, « qui reposait sur un smartphone 4G » — les prévisions, elles, étaient réalisées « par un supercalculateur toulousain ».

« Pour réduire les impacts environnementaux d’un facteur 4, on a remplacé ce smartphone 4G par des simples SMS envoyés à l’agriculteur, avec l’information « il va pleuvoir tant de millimètres sur telle parcelle à tel moment ». Il se trouve qu’une partie des utilisateurs se trouvent dans des pays émergents, où le taux d’illettrisme reste important. Dans ces cas-là, on a remplacé le SMS par un tableau noir et une craie, ou un tableau blanc et un Veleda, et c’est l’instituteur du village ou le comptable de la coopérative qui dessine les prévisions qu’il a reçues. C’est radical, mais ç’a permis à l’entreprise de conquérir tous les pays émergents. »

En France, le fondateur de GreenIT compare les réseaux de transports urbains : « Quand vous sautez dans un tramway, dans de nombreuses villes françaises, vous avez besoin d’un smartphone dernière génération pour flasher un QR Code, acheter votre ticket, et éviter d’être en infraction. Moi, quand je saute dans le tram de Grenoble, j’ai juste à envoyer un SMS. Dans un cas, il me faut un nouveau téléphone, dans l’autre, je peux garder mon vieux Blackberry. »

Innovation technologie

« Aujourd’hui, on a trop l’habitude de résumer l’innovation et le progrès à la technologie, regrette l’informaticien. Or, le progrès, l’innovation, les leviers qui sont à notre disposition pour atteindre un monde plus durable, c’est d’abord des leviers sociaux, d’organisation, de changement de modèle économique, etc. »

Parmi les freins, Frédéric Bordage estime que les « décideurs marketing ou certains producteurs » ont un rôle à jouer, alors qu’ils restent persuadés que « l’innovation est nécessairement synonyme de plus de technologies, de dernière génération ».

Le tunnel carbone, une approche qui limite la compréhension des bouleversements en cours

Dans une référence au « tunnel carbone », il souligne : « il y a un intérêt économique et politique dans les pays occidentaux à ne regarder que le climat et à ne pas adresser les autres problématiques. » Pourtant, pour lui, c’est évident : « le numérique est une ressource non renouvelable qui s’épuise à très grande vitesse. Et ce n’est pas en siècle qu’il faut compter pour trouver le moment où on aura épuisé le numérique, c’est en décennies. »

Quand on demande à Frédéric Bordage comment il va, après 20 ans à travailler sur ces questions, il ne nie pas les difficultés : « Quand on a créé GreenIT, on pensait qu’il était encore temps d’agir sur les grandes crises environnementales et sanitaires majeures et qu’on pouvait les infléchir suffisamment pour revenir au monde d’avant. 20 ans plus tard, on se rend compte qu’il y a une inertie complètement folle de l’humanité. » Mais il n’en est pas moins enjoué : l’adaptation, explique-t-il, « c’est formidable en termes intellectuels. Il va falloir qu’on redevienne des MacGyver, qu’on soit ingénieux. Donc ce sera très intéressant. »

D’ici là, il le précise : « La sobriété ou la frugalité, quand on les pratique au quotidien, les moments de déconnexion numérique, quand on les pratique, on se rend compte à quel point c’est jouissif. On peut être indépendants de ces outils, avoir du temps libre pour faire autre chose. » Et d’appeler à ce que les gens « redécouvrent le bonheur de ne pas être connectés ». Une piste pas si improbable, quand on sait que plus de 50 % des répondants de 16 à 21 ans à un récent sondage britannique se déclarent favorables à des « couvre-feux numériques », pour minimiser l’impact de ces outils sur leur santé mentale.

L’entretien complet est accessible en podcast.


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